Entretien avec Bolivar Par Zsuzsa Dardai

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Entretien avec Bolivar Par Zsuzsa Dardai

Nous publions une nouvelle version revue et corrigée de l’interview réalisée avec Bolivar dans le numero pécédent

BOLIVAR (F) portréja

Bolivar (1932), né ? Salto (Uruguay) est le quatri?me d?une fratrie de huit enfants, d’un p?re d?origine française et d?une m?re ultime descendante des indiens charr?as. Sa vie pleine de péripéties a forgé sa personnalité et son profil éthique et esthétique. Constructiviste et él?ve ? distance de Torres Garcia, sa rencontre dans les années 80, avec Carmelo Arden Quin le fait adhérer au Mouvement MADI International dont il devient secrétaire général. Ses ?uvres reflétent l?héritage du constructivisme, l?équilibre de la forme, l?ordre, la simplicité et l?invention ; les ?uvres ne représentent ni ne signifient rien, elles sont.

Zsuzsa Dárdai : – Comment organises-tu ton temps entre MADI et ton activité professionnelle, alors m?me que ta méthode de travail est dans une ligne de création continue ?

Bolivar: – Tu connais bien l?histoire de MADI et du temps qui l?a précédé, du départ avec la revue Arturo (1944 ? Buenos Aires) suivie du groupe Invention-Création (1945), et qui mena ? la premi?re exposition et création du mouvement MADI en 1946. Aussi, mon activité artistique se fonde-t-elle sur le principe d?invention. Tout ce qui bouge m?intéresse : le mouvement, la vie, les choses, les objets qui nous entourent, tout peut ?tre un prétexte pour une forme plastiquement nouvelle. J?ai beaucoup travaillé le bois comme support pour des formes murales et des sculptures. Mais derni?rement j?ai découvert le fil d?acier et d?autres métaux avec lesquels je me sens tr?s ? l?aise. Ils me permettent de dessiner dans l?espace des volumes aussi réels que virtuels, ce qui est une trouvaille. Ce fil me permet de former un cercle dans l?air en apprivoisant l?espace pour construire une sph?re transparente qui n?est qu?un volume virtuel formé ? partir d?un élément concret.

Zsuzsa Dárdai: – Comment interpr?tes-tu la différence entre l?art concret et MADI ?

Bolivar: – Je pense que le concret est un moyen nécessaire ? la gen?se de la forme ; mon travail est toujours abstrait, toujours concret, toujours madi. Ceci pourrait se résumer ? : plan + couleur + ligne + formes polygonales + volumes = madi. Ceux qui utilisent le carré, le cercle ou le triangle, en construisant avec ces éléments, aboutissent ? des formes abstraites mais pas nécessairement concr?tes, et encore moins madi. Pour ma part je me suis inspiré de l?esprit du constructivisme, du travail de Torres Garcia suivant l?héritage légué par d?autres grands maîtres de l?histoire comme les russes, Tatlin, Rodchenko, Lissitzky, les hongrois Péri, Moholy-Nagy, les hollandais Vantongerloo, Mondrian, etc? Eux, se sont tous arr?tés au format traditionnel, celui-l? m?me qui continue d??tre nommé ? figure ?, ? paysage ? ou ? marine ?. Or, une des nouveautés de Madi, et qui du reste n?est pas des moindres, est non seulement la sortie de la fen?tre classique qu?était le tableau mais aussi l?ouverture vers la polygonalité et l?espace extérieur. De ce fait, le madi est nécessairement concret mais qui plus est il le dépasse. Il casse les limites, trouve l?alternative nécessaire, celle qui démolit les bornes. Le milieu mural devient une partie de l?objet polygonal, tout comme l?inverse est également possible. Madi ne repousse pas l?idée premi?re du concret, il propose une suite ? celui-ci, un nouvel élément liant la notion de polygonalité ? la formation de l?objet. Mais Madi ne prétend pas avoir été le seul innovateur ; il a eu des signes avant-coureurs, comme par exemple Laszlo Péri (1899-1967). Malheureusement, il n?a réalisé que quelques ?uvres dans la ligne de ce qui est devenu Madi. Abstrait, constructif, concret et madi, c?est le chemin de l?art géométrique ; ce sont tous les éléments pour réaliser une ?uvre qui suit l?évolution de la modernité dans ce sens. Et cela crée une liberté non négligeable.

Zsuzsa Dárdai: – A ton avis, Madi est-il un groupe ou un mouvement ?

BOLIVAR (F) objekt

Bolivar: – Madi est un mouvement international, peut-?tre l?est-il devenu indépendamment de la volonté des fondateurs. Prenons par exemple, l?américain Frank Stella qui est entré dans l?histoire de l?art comme innovateur avec son Shaped canvas en 1960, aux Etats-Unis. Stella a vécu ? Paris dans les années 50 et il avait vu les ?uvres madi au Salon Réalités Nouvelles. Mais, cela n?est que de la petite histoire, l?essentiel de Madi est de rester ouvert ? tout et ? tous. Son rôle n?est pas celui de juger la qualité mais de veiller ? ce que l?esprit soit préservé.

Zsuzsa Dárdai : – Alors n?importe qui peut utiliser les principes madi et prétendre ainsi devenir un artiste madi ? Le talent n?est-il pas aussi nécessaire ?

Bolivar: – Certes, une certaine qualité artistique élémentaire est nécessaire, mais on ne peut exiger de quiconque qu?il devienne un génie, ni m?me plus simplement un artiste. Si quelqu?un reste médiocre tout au long de sa vie, on ne doit pas le juger pour autant ; la sélection n?est pas notre rôle. Par exemple, dans le cubisme qui était un mouvement et non pas un groupe, n?importe qui pouvait entrer sans pour autant se prévaloir d?un talent quelconque. Il y a eu des cubistes partout, en France, en Italie, en Hongrie, en Russie et ailleurs. Il se passait des choses remarquables ici et l?, mais il y en avait qui ne comprenaient rien ? la chose et qui faisaient pourtant partie du mouvement. Alors, le fait d??tre dans un mouvement, quel qu?il soit, n’octroie pas un label de qualité. Et pour preuve, l?histoire est pleine d?exemples d’artistes oubliés. Tout peut ?tre bon ou mauvais, la moyenne est toujours médiocre, et c?est normal.

Zsuzsa Dárdai: – Tu peins donc depuis plus de cinquante ans ?

Bolivar: – En effet, j?ai commencé en 1950, mais j?avais d?abord commencé ? dessiner dans une école d?arts plastiques de La Plata, en Argentine. Au début j?ai fait des aquarelles parce qu?elles correspondaient ? mes moyens. Mes premi?res huiles furent sur des planches de bois. En 1952, j?ai organisé une exposition avec d?autres jeunes de mon niveau, qui s?est tenue ? m?me la rue, ce qui était pour l?époque et le lieu (Salto), une chose inhabituelle. En 1955, je suis arrivé ? Montevideo, avec un rouleau d?aquarelles que j’ai présentées alors dans une galerie (Andrioletti), qui m?a fait une belle expo, d?un assez grand succ?s. Ensuite cette m?me année, j?ai commencé ? travailler dans la réalisation de décors pour le Théâtre Solis (Montevideo) avec Pepe Echave et Ivan Correa, une tr?s belle expérience qui m?a beaucoup servi par la suite. J?ai travaillé aussi pour plusieurs théâtres indépendants de l?époque. Mais tout cela ne me satisfaisait pas ; je voulais ?tre un peintre, et pas un décorateur. Parall?lement, j?ai travaillé aussi pour le Carnaval de Montevideo tout comme je l?avais déj? fait auparavant pour celui de Salto. En 1963, je quitte Montevideo pour Paris, o? je suis arrivé avec 100 dollars en poche, sans connaître personne ni la langue, avec un visa d?un mois, ce que devait alors durer mon séjour. Mais je n?avais pas de ticket de retour. Une semaine apr?s, je commençais ? travailler dans la bijouterie fantaisie avec un artisan qui m?apprenait le métier, tout en me permettant de vivre. En 1967, j?arr?tais la bijouterie. J?habitais alors dans une chambre de bonne, au 3 rue Boissonade, o? j?ai continué ? peindre des petits formats, circonstances obligent. Les avatars de la vie me firent souvent changer d?adresse ; je crois qu?il n?y pas de quartiers ? Paris o? je n?ai séjourné ? un moment donné. En 1973, je me trouve au 93 bis rue de Montreuil, cette fois-ci avec un espace plus confortable, un véritable atelier. L?, je faisais aussi de la gravure que je tirais moi-męme et que je vendais ? un éditeur de la Bastille, Demazures. C?était un peu la f?te en continu ; y venaient beaucoup d?amis qui en amenaient d?autres : ce furent mes premiers acheteurs.

Zsuzsa Dárdai: – Comment est-tu passé de la peinture figurative ? la géométrie ? Il semble qu?il y ait une dimension ancestrale qui se refl?te dans tes ?uvres?

BOLIVAR (F) peinture

Bolivar: – Oui, s?rement, mes origines peuvent se ressentir dans mon ?uvre, et c?est normal. Aussi bien celles de ma m?re que celles de mon p?re. De par mon p?re, j?ai acquis un capital culturel tout ? fait européen. De ma m?re, en revanche, j?ai hérité une mani?re d??tre, de sentir, de voir et de marcher. Les charr?as étaient des nomades, ils ne criaient ni ne riaient presque jamais ; leurs seuls cris étaient réservés ? la guerre. Ils étaient de caract?re taciturne. Ils marchaient comme des chats, sans faire de bruit. Leur parler était toujours calme et posé. Ils n?ont pas développé un art remarquable, sinon de petits objets tels que des arcs, fl?ches, boules ainsi que des récipients le plus souvent taillés en calebasse. A l?heure de manger ils n?attendaient personne ; quand l?un d?entre eux avait faim il pouvait commencer ? son gré sans demander l?avis de quiconque. Entre eux, l?accord était la r?gle et l?obéissance bannie. Toujours le respect des anciens mais jamais la soumission. J?ai hérité s?rement un peu de tout cela. De fait, pendant quatre si?cles de guerre constante cette tribu a tenu t?te aux Espagnols jusqu?? Salsipuedes, l?embuscade préparée et dirigée par un de nos héros nationaux, en 1832. Embuscade dans laquelle l?ethnie toute enti?re disparaît pour toujours. Je ressens que l?héritage européen est le plus fort, et je l?accepte avec plaisir. Devenu français, j?habite Paris depuis plus de quarante ans. Mais lorsque je séjourne en Uruguay je m?y sens aussi bien. Il faut dire que je me sens bien partout o? je me trouve. Que ça soit ? Moscou, ? Milan, ? New-York ou bien encore ? Budapest ; peut-?tre un héritage des nomades.

BOLIVAR (F) peinture

Zsuzsa Dárdai: – On te connaît comme Bolivar, est-ce un pseudonyme artistique en hommage ? Simon Bolivar, Le libérateur ?

Bolivar: – C?est le prénom que m?ont donné mes parents. Mais mes fr?res et s?urs s?appellent aussi Américo, Aura, Elba Gloria, Zapican (nom d?un cacique indien), Libertad, Dardo. Mais moi-m?me j?admire aussi le grand Bolivar, car il est un des principaux acteurs de l?indépendance qui a ouvert la voie vers la démocratie, quoiqu?elle reste encore imparfaite. L?Uruguay est peut-?tre un exemple de démocratie avancée sinon le seul ? ?tre parvenu, ? un moment de son histoire, ? instaurer un mod?le de société la?que appliqué entre autres ? l?école. Celle-ci était aussi mixte, obligatoire et gratuite, tout comme l?était la santé publique. Le vote des femmes, le divorce, pouvant ?tre accordé par la seule volonté de la femme. Les vacances payées, la citoyenneté apr?s trois ans de séjour dans le pays, et la nationalité apr?s six ans, la retraite des vieux. Etc… Et tout cela au début du XX? si?cle et sous le gouvernement de José Batlle y Ordońez (1856-1929). Dans les arts, nous devons beaucoup ? Torres Garcia (1874-1949), créateur de l?universalisme constructif et de la Escuela del Sur (1934) dans les arts plastiques. Trois grands po?tes français sont par ailleurs nés ? Montevideo : Lautréamont (Isidor Ducasse – 1946- 1870), Jules Laforgue (1860- 1887), et Jules Supervielle (1884-1960).

Zsuzsa Dárdai: – Tu es quand m?me passé par l?école de la vie ?

Bolivar: – Oui depuis l?âge de cinq ou six ans, avec mes parents j?ai travaillé la terre. A dix ans, j?ai quitté l?école. J?ai connu le froid, la chaleur et la faim, et tous les avantages de la pauvreté, comme il se doit. Depuis l?âge de treize ans, j?ai eu envie de quitter la maison. Apr?s trois ou quatre tentatives de fuite, je réussis ? partir pour Buenos Aires sur un train de marchandise qui s?est arr?té ? mi-chemin et j?ai d? travailler dans le charbon pour reprendre un train de voyageur. Je suis arrivé dix jours plus tard dans une ville o? personne ne m?attendait. Je dormais l? o? la nuit me trouvait. Les trois premi?res nuits, ce fut dans le cimeti?re de la Chacarita. C?est l? qu?un beau matin, en passant, on m?a proposé un travail. Je suis devenu monteur de tombes et j?ai ainsi pu trouver un logement plus commode.

BOLIVAR (F) objekt

Zsuzsa Dárdai: – Depuis, il s?est passé beaucoup de temps. Tu es devenu un artiste connu, aussi bien ? Paris qu?en Amérique du Sud. Et pourtant tu conserves un mode de vie des plus simples.

Bolivar: – Oui, ainsi je me sens bien ?tre moi-m?me. J?ai connu aussi bien la mis?re que le luxe. Je crois que j?ai su tirer quelques leçons de cette mis?re, ainsi que des réussites de la vie. Tout ce que j?ai fait dans ma vie, tout ce que j?ai d? vivre, m?a servi en faisant de moi ce que je suis. Je me suis toujours contenté de ce que j?avais. Je consid?re qu?il est plus important d??tre que d?avoir. Faire avec peu pour avoir le plus.

Dans ma vie j?ai rencontré beaucoup de personnalités que j?admire et qui m?ont d?une certaine mani?re beaucoup apporté : Pablo Neruda, Nicolas Guillén, Che Guevara, etc?

(MADI art periodical No7)