Les marches de la couleur

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Les marches de la couleur

Couleur énergétique – couleur et temps vibrés.

Írta: Joël Froment

Montreuil le 20.11.1996.

On ne peut parler d?une expérience particuli?re dans le domaine de la couleur, sans faire un rapide rappel historique des découvertes précédentes. Il y aurait tellement ? dire sur ce sujet, que je me bornerais simplement ? en souligner quelques uns des aspects, les plus importants, pour en marquer les différentes étapes. Il s?agit d?une approche expérimentale éclairant certains aspects de la couleur dans son déploiement d?énergie. Il ne s?agit pas ici d?ériger de r?gles ? ne pas transgresser mais plutôt de faire des propositions au service de la construction d?un espace plastique, élément fondamental dans l?esthétique MADI.

En préalable, si nous faisons un tr?s rapide survol de la mise en oeuvre de la couleur depuis le début de la période moderne, il faut partir de l?expérience de CEZANNE, qui, le premier commence ? simplifier la forme de sa couleur en la traitant par planmasse, sans soucis d?imiter l?objet. Il en affirme sa matérialité. Il instaure le proc?s de la peinture et la mise en question de ses moyens.

Les IMPRESSIONNISTES vont développer le pouvoir de restituer la lumi?re sous la forme d?un équivalent couleur, capable ? elle seule d?évoquer l?espace. La mati?re est vibration donc énergie. La forme se dissout dans la vibration. La couleur devient sujet. Suivant l?optique naturaliste étayée par les recherches du physicien CHEVREUL dont se réclament les impressionnistes, l?ombre se projette en se teintant de la couleur complémentaire du clair

Lumi?re jaune-ombre violette.
Lumi?re Orange-ombre bleue.
Lumi?re rouge-ombre verte.

Plus tard, renversant la th?se des impressionistes selon laquelle le bleu sert ? indiquer les lointains, tandis que le rouge indique le proche, charles LAPICQUE, peintre et physicien, s?appuyant sur le mode de figuration:

? des verri?res
? des fa?ences de Rouen
? de certains émaux cloisonnés
? e l?imagerie populaire
? es enluminures
? de la tapisserie de ? La Dame ? la Licorne ?

montrera que la couleur rouge est propre ? figurer les espaces lointains, y précisant une valeur symbolique.

Le rouge est la couleur

– de l?IMPALPABLE
– de l?EPHEMERE
– du MYSTERE

tandis que le bleu est la couleur
– du PALPABLE
– du PERMANENT
– de l?EVIDENCE

Avec GAUGUIN, la couleur va prendre une valeur en soi. Il est l?un des premiers ? travailler en aplats. Il rompt avec l?illusion de la représentation perspective, ce qui aboutit ? donner de la peinture une image plus matérielle. La couleur prend une valeur spatiale.

VAN GOGH. A l?impressionnisme il prend la lumi?re. Il dégage la force expressive de la couleur. C?est l?apport de VAN GOGH que d?avoir traduit la peau d?un visage par un jaune pur, témoignant ainsi que le sentiment doit ?tre le seul ? dicter la couleur. Sa touche tr?s décidée, donne ? voir une sorte de sténographie de la couleur dans l?urgence qui est la sienne.

MATISSE va développer le rôle de la couleur pour elle m?me. C?est elle qui va générer l?espace du tableau. C?est l?autonomie de la couleur qui dicte la forme. La couleur va ?tre dissociée de la représentation de l?objet. Tout réside alors, dans le choix et la quantité de couleur appropriée. Toute sa composition s?établit en partant de cette considération.

FERNAND LEGER. Il va théoriser la valeur spatiale de la couleur par l?emploi de grands aplats de couleur pure avec en contre point le dessin des formes La couleur va signifier l?espace. Il établit un ordre de profondeur des couleurs, de la plus proche le bleu, ? la plus éloignée le jaune, le rouge étant intermédiaire. F. Léger écrit: ? si, sur un mur de fond vous coupez un tiers, et que vous mettez sur ce tiers une couleur différente des deux autres tiers, le rapport visuel comme distance entre vous et le mur disparaît. Vous créez une certaine distance qui peut ?tre différente si une partie du mur est jaune et l?autre bleue par exemple; le jaune recule, le bleu avance. Il sort la couleur de la représentation pour affirmer le tableau comme paysage mental. Il travaillera souvent pour l?architecture et fera descendre la couleur dans la rue. On le rendra responsable d?un trop excessif débordement de la couleur, nouveau dans le paysage urbain. F. Leger: ? Nous sommes donc devant un événement énorme. Je crois que jamais, m?me au moyen-age, si nous admettons que les pierres étaient polychromes, le monde n?a été aussi coloré qu?actuellement; Cela devient anarchique. Me rendre responsable de cela? Je n?en sais rien. des critiques d?art m?ont dit: la société de protection des paysages va condamner Léger un de ces jours, car c?est lui le coupable de ce déchaînement de couleurs. Paris 1954.

DELAUNAY. Il va passer de la touche de couleur ? la bande colorée. Des contrastes simultanés il va dégager l?aspect dynamique; la couleur en mouvement Il écrivait dans ses carnets en 1912: ? C?est la forme m?me, issue des contrastes en vibration simultanée des couleurs, qui est le sujet de la forme mobile totale. ?: ? ? ce moment, j?eus l?idée d?une peinture qui ne tiendrait techniquement que de la couleur, des contrastes de couleurs, mais se développant dans le temps et se percevant simultanément d?un seul coup. ?

Si pour MATISSE la question essentielle était la quantité de la couleur, on voit avec DELAUNAY apparaître une nouvelle notion, celle de la durée de la couleur, dans son temps de perception.

MONDRIAN va considérer la couleur dans sa matérialité, lui donnant aussi une valeur symbolique. Elle sera contemplative et matérielle, rigoureusement ordonnée, en conjuguant l?horizontale synonyme d?humain et la verticale le rapport au divin. Il n?utilise que les trois couleurs primaires ressenties en terme de poids et de valeur spatiale. Il écrit: ? Le rapport de proportion soutient l?expression de la couleur. ?

HERBIN: ? Toutes les couleurs, dit HERBIN, ont chacune leur qualité, leur propre activité spatiale. Il est donc nécessaire d?adapter chaque couleur ? une forme tr?s simple qui réalisera le maximum d?expression, c?est ? dire qu?il faut donner ? chaque couleur la forme la plus adéquate dans un rapport de qualité et de quantité assurant le maximum d?expression ?. IL va systématiser le rapport forme-couleur. Il retrouvera certaines approches de KANDINSKY…

Il partage les couleurs en deux grandes catégories: les forces d?obscurité et les forces de lumi?re. L?action des forces de lumi?re sur l?obscurité produit du bleu, composé d?une petite quantité de lumi?re sur une grande quantité d?obscurité. Pour le jaune, c?est une petite proportion d?obscurité sur une grande proportion de lumi?re. Le jaune est principe de lumi?re, excentrique. La forme est le triangle. Le bleu est principe d?obscurité, concentrique. La forme est le demi-cercle. Le rouge exprime la mobilité. la forme est le cercle. On constate que la symbolique d?HERBIN, ne co?ncide que tr?s partiellement ? celle de KANDINSKY, voil? qui interdit de parler de syst?me ? signification objective, valable pour tout peintre. Par ailleurs, qui prendra connaissance de son oeuvre constatera qu?il n?hésite pas un instant ? transgresser les r?gles de son alphabet chaque fois que les nécessités de la peinture le lui commandent. Il apportera une autre réflexion sur la couleur: ? La couleur poss?de en propre une expression perspective, qui n?est pas de m?me nature que la perspective linéaire: entre ces deux perspectives existe donc un conflit insoluble, c?est que la couleur n?est pas de m?me nature que la lumi?re.

NEWMAN. Il va développer une conception du champs coloré, et des partitions de couleur. Une sorte d?immersion dans la couleur. Par ce déploiement il cherche une lecture dans la durée. Il est ? remarquer qu?il n?emploie pas d?horizontales dans ces oeuvres. Les seules sont le format du tableau.

KELLY. Il a de la couleur une optique purement matérialiste. C?est la couleur prise en temps que tel. IL joue sur l?ambigu?té de la forme par rapport ? la couleur.

J. LEGROS. La couleur énergétique.

certains peintres avaient déj? pressenti l?existence de ces phénom?nes:

DELAUNAY avait déj? en 1912 pressenti que les couleurs dégageaient une qualité vibratoire particuli?re. Il écrit dans ses carnets, ? les éléments constitutionnels de la peinture sont les couleurs: les unes vibrent, lentes, en opposition aux rapides et extra-rapides. ?

PAUL KLEE écrit dans son journal: ? j?essaye maintenant de rendre la lumi?re simplement comme déploiement d?énergie. ?

BACHELARD écrit de son côté: ? On peut dire que l?énergie vibratoire est l?énergie d?existence. La mati?re existe dans un temps vibré et seulement dans un temps vibré. J. LEGROS va systématiser l?approche de cette problématique. Pour lui:

Ce n?est, ni la couleur prise sous son aspect d?équivalent de la lumi?re.?attitude impressionniste)

ni la couleur prise dans son pouvoir d?évocation spatiale (F. Léger)
ni le jeu des contrastes simultanés en vue d?établir une dynamique interne et de nature syncopée de la couleur (Delaunay)

mais la couleur considérée sous l?aspect de la découverte de ses trois possibilités d?expression suivantes:

– ses possibilités énergétiques
– ses intervalles colorés
– sa topographie.

Ses possibilités énergétiques

Jean JEGROS écrit, ?Tr?s précisément, la prise en considération de la durée de vibrations qui s?attache ? chaque couleur: couleurs chaudes comportant un grand nombre de vibrations et par conséquent mobiles, accélérées, proliférantes, couleurs froides chargées d?un faible nombre de vibrations et par conséquent stables, ralentissantes, voir stoppant le mouvement interne ainsi crée.

Dans ce champs vibratoire je pose une couleur rouge (vibration rapide) ? côté de celle-ci je mets un jaune aigu (j?accél?re encore le rythme) puis un violet (je l?apaise) ? nouveau un jaune mais en moindre durée (en moindre largeur) je reprend alors le mouvement accélérant, jusqu?? ce que, pour clore le tableau, je pose un noir.

Dans la succession des différentes zones de vibrations, s?installe alors, une respiration, sorte de pulsation, constructeur de l?espace ?.

Ses intervalles colorés.

Il reprend, ? Parti par exemple d?un blanc, je ressens le besoin de pénétrer dans un domaine coloré tout proche: je place alors une bande jaune. A pressent, voici que mon sentiment me porte ? évoquer un monde fort éloigné du premier: je place alors une bande bleue. Lorsque me prend l?envie de revenir ? un domaine d?une tonalité affective voisine, je place un vert. Ainsi par le choix d?intervalles colorés appropriés, je joue ? volonté des rapprochements, des écarts, des interférences entre univers mentaux colorés ?…

Qui n?a éprouvé, au contact de la musique contemporaine, l?existence de sources sonores surgissant des différents lieux de l?espace et entre lesquelles s?établissent tour ? tour, des concordances, des discordances, ou des similitudes de sonorités (Repons de Boulez).

Dans le livre d?Anton Ehrenzweig l?ordre caché de l?art ? publié chez Gallimard il est dit ? propos de la musique moderne, qu?elle évite les consonances et explore les tensions qui se produisent entre les dissonances. C?est ce qui fait pour ma part la peinture moderne ?.

? Les couleurs consonantes sont statiques et autarciques. on ferait mieux de parler, pour la couleur, de combinaisons statiques et de combinaisons dynamiques. On mettrait ainsi au jour le probl?me intellectuel qui lui est impliqué. Si les complémentaires agissent comme des consonances, c?est qu?elles sont autarciques et donc hermétiques aux autres couleurs, mais ce n?est pas une raison pour les dire plus belles que des combinaisons de couleurs plus dynamiques et plus instables. L?art moderne qui préf?re le dynamisme, préf?re aussi la couleur dissonante tout comme la musique moderne a rejeté la consonance ?.

A propos de la topographie

Il écrit: ? Il n?est pas indifférent que la couleur soit placée ici ou l?.

Si l?on part des prémisses suivantes, ? savoir que les couleurs lentes évoquent plutôt la sérénité, le repos, si l?on veut exprimer la pleine expression de ce sentiment, il nous faut lui trouver une forme appropriée. De la m?me façon, si l?on accepte que les couleurs rapides et extra-rapides soient plus évocatrices du mouvement, de l?énergie, il convient également de les situer en conséquence sous peine de voir ses dispositions expressives minimisées d?autant. L?observation de ces phénom?nes montre que les couleurs rapides ont tendance ? monter, les lentes ? descendre.

Un rouge situé en bas de l?oeuvre par son caract?re énergétique va avoir tendance ? monter, en poussant les couleurs qui se trouvent au dessus de lui, s?il est en haut il donnera l?impression de vouloir déborder de la surface, au. contraire des zones de couleur ? vibrations lentes, qui vont créer des points de stabilité.

Une autre observation permet de constater que les couleurs les plus énergétiques s?appellent quand elles sont situées ? distance l?une de l?autre, créant alors un phénom?ne de tension. On peut appeler cela l?énergie différée.

Il existe donc d?infinies combinaisons de composition qui sont propre ? chacun pour élaborer son espace.

Le choix des percutions colorées, des intervalles et des directions de la couleur, l?organisation tensive des éléments, tout comme la détermination des partitions intérieures introduisant des structures musicalistes bien définies, la façon personnelle enfin de respirer l?espace et de développer notre durée intérieure, restent subordonnés ? l?investissement de chaque créateur. Tant il est vrai que la poétique d?une oeuvre ne consiste pas en un rajout de tonus sentimental mais émane des constituants m?me du tableau.

En résumé, de m?me qu?existe un immense champs sonore, existe un immense champs coloré connaissant une variété infinie de possibilités vibratoires, topographiques, ? partir desquelles peut se construire une dialectique picturale. ?

Il y a, bien sur, beaucoup d?autres recherches sur la couleur dont je n?ai pas parlé. Cette approche est loin d??tre exaustive. Son but est simplement de retrouver les maillons d?une chaîne qui montrent que les recherches faites aujourd?hui, ne sont rendues possibles qu?? partir de celles d?hier, que cette mémoire est de premi?re importance si l?on veut poursuivre la réflexion dans ce domaine.

Réinventer un jeu de constructions spatiales par masses énergétiques, mettant en rapport des zones de vibrations, concordantes ou discordantes, de durées fugitives ou plus permanentes, d?activités vibratoires, lentes ou rapides, pourrait ?tre un des instrument de développement de la polyphonie MADI, qui est aujourd?hui un des rare Archipel esthétique ou l?interrogation, l?invention, le jeu, soient encore des aventures possibles.

BIBLIOGRAPHIE

– F. LEGER. Fonctions de la peinture; Paris Gauthier-deno?l biblioth?que Médiation. 1965
– CHEUVREUL. De la loi des contrastes simultanés. Laget éditeur.
– Cahiers inédits de Delaunay. Editeur S.E.V.P.E.N. Paris.
– HERBIN. L?art non-figuratif non-objectif. Paris. L. Conti 1949
– KANDINSKY. Du spirituel dans l?art. Edition de Beaune. 1951
– Jean LEGROS. Essai de grammaire picturale pour aujourd?hui
– Anton EHRENZWEIG ? L?ordre caché de l?art ? : Galli

(MADI art periodical No9)